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Choses à dire?
16 février 2015

Et si Narcisse revivait... Une petite histoire sur le narcissisme, suivie d'une réflexion. Réagissez! ;)

blanche-neige-280

Le mythe de Narcisse

« Les miroirs réfléchissent trop. Ils renvoient prétentieusement les images et se croient profonds. »

Jean Cocteau (Le Testament d’Orphée)

Les Mots et le Monde

Les mots, premières réminiscences du monde. Pour certains le monde commença par un seul mot : fiat, ainsi soit-il. Pour le jeune homme devant nous, se regardant dans un miroir, les mots régnaient sur l’univers. Admirant son reflet dans la glace, le sourire en coin auquel tout le monde était habitué de sa part semblait comme figé sur la paroi lisse. Il paraissait satisfait de sa propre image. Nomen est omen, dit un adage et notre jeune homme, appelé Narcisse par des parents peut-être un peu inconscients, ne pouvait qu’acquiescer avec cette sagesse verbale.

Scrutant l’environnement tellement familier de sa chambre il s’assurait de la bonne place des choses dans le Monde. Lit, armoire, bureau, sol, murs, plafond ; une chambre pensa-t-il. Tout semblait au mieux dans le meilleur des mondes : les mots instauraient encore et toujours l’ordre dans leur empire. Le jeune homme se retournait vers son miroir. À son humble avis –du moins le pensait-il - ce miroir était la plus belle expression du lien entre le langage et ce monde. Il s’admirait de nouveau. Jeune homme, intelligence vive,  yeux bleus, cheveux blonds, sourire enjôleur, fossette saillante, corps svelte et musclé ; Narcisse. L’harmonie du Tout lui procurait une sensation de confort. Il avait sa place dans ce monde de mots.

Mais aujourd’hui le jeune éphèbe s’ennuyait. Normalement chaque jeudi de la semaine il avait rendez-vous avec son pote Orphée et sa jolie petite femme Eurydice au Café des Poètes. « Enfin ‘Café des Poètes’ », se disait Narcisse, « plutôt ‘Café des Snobinards Bobos Voulant Se Faire Admirer’. Surtout cet horrible nain, avec des lunettes ressemblant à un aquarium de poissons rouges dans lesquels ses yeux nageaient d’un côté opposé à l’autre, avec sa bourgeoise coincée se prétendant féministe. » Le sourire en coin s’aiguisa, il se trouvait vraiment trop plein d’esprit. À chaque entrée de Narcisse dans le café tenu par Madame Flore, il était le seul objet d’admiration, l’unique sujet de conversation. Narcisse aimait le Monde, ergo le Monde aimait Narcisse.

Or sa certitude fit place à un regard troublé. Il repensait à son ami, le poète. Lui et sa femme s’étaient évanouis dans la nature. Les dernières fois qu’il les avait vus ils étaient toujours accompagnés par un homme étrange jouant la carte du charme mystérieux. « Heu, Heur…, Heurte-quelque chose était son nom. » D’une étrange lueur satisfaite dans le regard il avait dit à Narcisse lors de leur dernière rencontre : « À bientôt. Sûrement. » Le sourire du jeune homme se reformait, « Ce Heurte-truc se la jouait trop Ange de la Mort, n’importe quoi… », gloussa-t-il, « et Orphée est sûrement en voyage avec sa femme. » Tout avait repris sa place dans le paradis verbal de Narcisse.

Son téléphone cellulaire sonna, le nom indiquait “Écoˮ. « Non pas elle ! », soupira-t-il. « Quand va-t-elle comprendre qu’elle ne m’intéresse pas. » Narcisse, ayant appris à connaître la jeune femme au cours d’économie, se souciait peu d’elle. La preuve était le nom affiché sur son téléphone, son véritable nom ne l’intéressait pas. Il n’en avait cure. C’est vrai, au début le regard admiratif de la jeune femme le fascinait, mais cette sensation s’estompa et le jeune homme s’en retourna aussi vite à sa principale occupation, lui-même. Maintenant Éco n’était rien de plus qu’un nom donné à une voix et pour lui c’était parfait comme ça. Il ne daigna même pas décrocher.

Il ne croyait pas à l’amour, pour lui cela se résumait seulement à une notion attribuée par des gens à des réactions chimiques dans le corps. Juste une fiction pour embellir une fonction physiologique simple, et certains n’arrivaient pas à jouir de la beauté apaisante propre à cette simplicité selon lui. « Sombres idiots, ils ne comprendront jamais » : il était le seul à comprendre les rouages du Monde. Malgré l’attention de la gente féminine à son égard, Narcisse ne trouvait jamais cette femme qu’il reconnaîtrait au premier regard, comme le lui clamait son ami le poète. Cette femme dont la beauté et les capacités en feraient l’égal du jeune homme. L’égale de Narcisse ; corps à damner un saint, petite fossette, sourire éclatant, cheveux blonds, yeux bleus, vive intelligence, jeune femme. Bref, personne ne le conviendrait un jour.

Le jeune homme marcha vers sa fenêtre, véritable speculum mundi, et laissait son regard hanter la vie animée de son boulevard. Porte, fenêtre, murs ; maisons. Maisons, trottoir, asphalte ; rue. Rues, gens, ville ; Monde ... Rien ne pouvait perturber la conquête de Narcisse, il assimilait tout de ses yeux, le conformant au seul diktat du verbe et établissant de plus en plus son royaume linguistique. Il décida d’aller faire un tour, de prendre un bain de foule afin de pouvoir profiter de l’admiration dans les yeux des autres, suscitée par sa simple présence. Oui, il en avait bien besoin. « Cela me fera le plus grand bien. » Il prit sa veste sur son lit et s’empressa de descendre.

Encore prit-il rapidement le temps de se jeter un dernier coup d’œil. Tout y était : petit sourire en coin, des sapes à la dernière mode, les cheveux bien pommadés. Jeune homme, cheveux blonds, yeux bl… Regard noir ? Son reflet se brouillait et semblait se remodeler ; ses contours s’assombrissaient, s’allongeaient, se concentraient en un…, une … autre chose, qui n’était plus lui ! C’était… Dès cet instant Narcisse n’existait plus, il n’y avait plus qu’elle : sombre regard comme de l’encre, ténèbres créatrices de l’univers ; chevelure couleur corbeau, manteau noir recouvrant une peau d’ivoire…

 

Le Miroir et les Choses 

Manteau noir recouvrant une peau d’ivoire ? Chevelure couleur corbeau ? Ténèbres créatrices ? Sombre regard comme une tache d’encre ? … C’est quoi ce charabia ?! Narcisse d’un pas pressé, ruminait dans les rues de sa ville. Le reflet dans la glace l’avait comme envoûté. Cette femme magnifique aux yeux et aux cheveux noirs comme la nuit était la seule image encore présente dans son esprit ; tout le reste était aux abonnés absents…  Il devait immédiatement se reprendre ; ses sens inhalaient chaque effusion d’activité humaine, son cerveau se chargea de faire le reste. Homme, femme, enfant ; famille. Homme embarrassé, femme en pleurs, cris ; dispute. Homme à genoux, main sale, lamentations ; mendiant. Jeune femme heureuse, quadragénaire sortant portefeuille, sac en papier ‘Chanel’ ; crise de la quarantaine. Se faisant le jeune homme rétablissait mot par mot son royaume ; chaque pensée proférée semblait alléger son cœur. Narcisse était de retour.

Maintenant il pouvait reprendre sa démarche habituelle de flâneur et assimiler de son regard gourmand les effluves d’une ville en plein mouvement. Et en même temps ce regard collectionnait les marques d’admirations à son égard, produites par cette populace urbaine dont les yeux bovins, brillants et vides, assouvissaient ses désirs les plus fondamentaux. J’émeus, donc j’existe. Cette logique implacable –selon lui, du moins- redessinait les traits de ce petit sourire en coin distinctif sans lequel Narcisse ne serait pas Narcisse. Il repensait à Orphée. Les premiers traits du petit sourire s’effaçaient. Tous deux issus de la Haute Société, leur supériorité sociale leur était inculquée au biberon : le père de Narcisse régnait en maître sur le commerce fluvial de sa ville et sa mère, ancienne miss bikini dans sa jeunesse et maintenant accro à la chirurgie esthétique, semblait avoir la jeunesse éternelle… Ils étaient de vrais dieux ; des immortels. Mais Orphée avait tout sacrifié par amour pour Eurydice et le jeune homme ne comprendrait jamais comment il a pu faire cela. « Enfin, peu importe. Maintenant il est parti ». Il rehaussait ses épaules, le petit sourire réapparaissait et il continuait sa flânerie.

Quelques gouttes commençaient à tomber du ciel gris-blanc. Narcisse, prévoyant comme toujours, ouvrit son parapluie Delvaux noir aux traits blanc. L’élégance est un style de vie, songea-t-il et continuait la promenade de sa démarche souple. Il enregistrait systématiquement l’agitation engendrée par le changement météorologique : les gens couraient dans tous les sens, d’autres parapluies s’ouvraient, les cafés se remplissaient, les rues se vidaient. La pluie baignait sa ville dans une lumière sombre et solitaire ; la vie se confinait derrière des murs, sous un toit. Seul restaient quelques pieds à tête de parapluie. Le divertissement de Narcisse s’était abrité sous une toile de lycra. Ville, pluie, café ; rue déserte. Rue déserte, Narcisse ; ennui. Au moins c’était simple. Pluie, rue ; flaque. Lors de ses cogitations la pluie cessa, un rayon de lumière transperçait la couche nébuleuse du ciel. Narcisse continuait sa conquête.

Flaque, Narcisse ; miroir. Ses yeux fixaient la surface de l’eau. La ligne d’horizon des toits de maisons se démarquait nettement dans le liquide transparent ; l’orange des briques et le ciel gris se nuançaient. Narcisse s’approcha pour s’y mirer. Son visage se dérida immédiatement : rien n’avait changé, il était toujours le même. Narcisse ; corps svelte et musclé, fossette saillante, sourire enjôleur, cheveux blonds, yeux bl…, noirs comme la nuit… ? Elle était réapparue, cette femme dont le regard aspirait toute son attention ! Les nuances sombres de ses iris semblaient s’éclabousser le long de son champ de vision, ses longs cheveux noirs s’imposaient comme une ombre à ses yeux, sa peau blanche comme du papier immaculé diffusait tous les tons de lumière solaire possible ; elle était… Elle est… Elle… Elle a… Elle … Narcisse tombait dans un silence coupant le pas à chaque mot qui s’approchait de lui ; l’image de cette inconnue dans la flaque le captivait bien trop. La jeune femme, elle, regarda le jeune apollon avec dédain, s’en détourna et disparut.

« Mais, où vas-tu ?! », cria Narcisse. Les quelques passants soulevaient leur parapluie pour voir quel malade criait si fort dans une rue quasi déserte ; l’admiration s’était dissipée de leurs visages mais Narcisse n’y prêtait guère attention. Où était-elle donc passée ? L’eau de la flaque ne réfléchissait plus que la rue, les maisons et les passants. Seules les images verbales subsistaient derrière ce liquide miroitant, les choses n’y étaient plus : elles avaient disparu avec le dernier regard de la belle ; les miroirs avaient brisé les mots des choses. Le Monde n’était plus le même. Pour la première fois de sa jeune vie Narcisse sentit… quelque chose… Un étrange sentiment le déchirant de l’intérieur, suppliant d’une voix silencieuse, mais crispante, un nom afin de pouvoir disparaître dans l’ordre des choses. L’étrange sensation l’accompagnait tout le reste de sa promenade.

De retour chez lui, le jeune homme se plaça devant son miroir ; il resta immobile à chercher l’inconnue dans les réflexions de la paroi lisse du verre poli. Lit, armoire, bureau, sol, murs, plafond ; une chambre. La résonance des mots dans sa tête semblait creuse. Ses pensées tendaient vers les espaces vides derrière le miroir, à l’affût de toute trace de sa sombre inconnue. Mais il n’en fut rien. L’étrange sentiment prenait plus concrètement forme, coupait ses traits dans la chair de Narcisse, semblant déchirer chaque fibre de son âme pour la remodeler à son image. Ses yeux s’emplirent de solitude. La solitude, oui. Jamais je ne me suis senti tellement seul. Mais ce n’est qu’un mot. Repensant au regard fascinant de sa disparue il resta bouche-bée. Elle était tellement… Elle est… Elle… Elle a… Elle… Je donnerais toutes les choses du monde pour traverser ce miroir ! Mais n’est pas Alice qui veut... Narcisse regarda son image, loin était son éternel sourire, loin ses yeux plein d’assurance ; loin était Narcisse…

Le Silence et la Réalité 

Loin est Narcisse ; loin mes yeux plein d’assurance, loin mon éternel sourire. Où est Narcisse ? Qui était ce jeune homme dans le miroir ? Il paraissait bien seul entre les mots, les images d’une image. La césure lisse et tranchante de cette plaque de verre coupait impitoyablement le monde de Narcisse en lambeaux ; c’était un étranger qu’il voyait dans la glace, un homme n’ayant plus de mots pour s’approprier son dû, le monde. Sans la force structurante du langage son monde était prêt à s’effondrer, s’approchait dangereusement de lui, l’oppressait de toute sa solitude. Pour le jeune homme le sentiment devenait insupportable ; il sentit ses yeux chauffer à blanc…, une pression suffocante sur sa poitrine…, un cœur battant à contresens… Un cri de frustration déchirait le voile de silence. La chaleur dans son regard troublait sa vue, se fondait sur sa pommette, coulait vers sa joue et trouva refuge dans le coin de sa bouche ; un goût salin s’imposait à sa langue. Voilà le goût du malheur…

Il releva son regard et maintenant Narcisse vit également le visage du malheur ; des yeux injectés de sang, des cils emmêlés et visqueux, des cernes bleuâtres et un visage crispé. En effet, notre éphèbe n’avait plus que ses yeux pour pleurer. Au moins avait-il encore les mots derrière le miroir… Mais l’image commença à vaciller et revenait ! Une silhouette connue de Narcisse se forma, les yeux noirs réapparaissaient, les contours d’une peau se dessinaient et de longs cheveux noirs, doux et soyeux comme la couverture d’un livre enveloppant la nudité blanche de la jeune femme. Elle est… nue ? Oui, Narcisse. Et dès son apparition les mots éclataient comme des bulles de savons ! La glace resta muette, mais le jeune homme ne le remarqua point : tout son être était dirigé sur la beauté de la femme, sur son regard, ses cheveux, sa chair blanche semblant supplier de se faire toucher.

Le regard sombre comme de l’encre écrivait des promesses qui étaient comme du nectar et de l’ambroisie pour les oreilles de Narcisse : son nom sur toutes les langues, son image dans tous les livres, son être dans chaque âme ; la véritable immortalité ! Ces promesses et la peau dénudée de la belle attisaient le désir du garçon dans la fleur de l’âge. Mais comment pouvait-il franchir cette plaque de silence ? Le sentiment de solitude remontait à la surface, les larmes troublaient sa vision. Elle est… Elle… Elle a… Elle…

Chaque verbe semblait comme une coquille vide, dénuée de tout sens. Tu es… Tu… Tu as… Tu… La jeune femme esquissait un sourire ; les volets sombres dans ses yeux s’ouvraient sur une lumière chaleureuse rayonnant d’une intensité telle l’explosion du premier atome ! Elle a le Big Bang dans les yeux ! Première conscience de l’Univers, dernier souvenir d’un passé inconnu. Et oui, de son seul regard éclatant la belle recréa un monde pour Narcisse ; les mots revenaient à lui, seulement déstructurés, insensés, insignifiants. Narcisse comprit que les mots n’avaient aucune existence, qu’on pouvait les placer et utiliser à sa guise : Tu es belle comme une aube sur une mer noire, belle comme un crépuscule sur la neige, belle comme un nouveau livre, aux pages blanches douces et mystérieuses, aux lettres noires pleines de promesses... Tu es… Tu es ces mots qui n’ont plus rien à dire…

Et Narcisse se chargea de couper toute parole aux mots. Miroir, Rimoir, Romiri, … Comme un kabbaliste s’extasiant sur les 72 possibilités combinatoires de lettres dans le nom de son dieu JHWH, Narcisse se perdait dans les possibilités des mots. Langage, glanage, galange, … Par cet acte pensait-il tâter tous les recoins encore inconnus de son existence. Passion, paisson, sapions, … Le monde se créait et se détruisait à chaque vocable entonné par le garçon. Puis il se reconstruit lui-même. Narcisse, Arsenics, Creissan, Essicran… Un bruit sourd retentit de derrière la glace ! Une auréole ridait la surface entière du centre au pourtour, comme de l’eau. Et puis…

Et puis… Je me souviens de ma vie en Béotie, de la chasse sur le mont Hélicon… Je me souviens… Je me souviens de ma mère, la naïade Liriope et de mon père Céphise, dieu du fleuve… Et puis… Je me souviens de l’amour de la nymphe Écho, condamné à n’être qu’une voix sans corps, pleurant ma souffrance… Je me souviens… Je me souviens de la malédiction de la déesse de l’amour… Et puis… Je me souviens de ce jeune homme, intelligence vive,  yeux bleus, cheveux blonds, sourire enjôleur, fossette saillante, corps svelte et musclé… Je me souviens… Je me souviens de son baiser glacé et suffoquant…et puis… je me souviens… du néant…

Narcisse se souvenait ! Les yeux en pleurs il ne voyait plus le sourire de la jeune femme ; mais derrière le voile lacrymal il aperçut l’image de cette femme lui tendre quelque-chose à travers le miroir. Une fleur ? Oui, Blanche comme la peau de ta bien-aimée, Narcisse. Sa main prenait la fleur, mais la laissait immédiatement tomber afin de pouvoir toucher l’objet de ses désirs les plus fous ; son bras franchissait le miroir, et puis… Mes mains caressent tes cheveux, les peignent doucement en arrière... Ta peau blanche s’ouvre à moi… Mes doigts frôlent langoureusement le papier de ta chair, mes lèvres goûtent sa texture… Tes yeux m’aspirent dans un autre monde, ma langue tâte chacune de tes promesses avec délice … Et puis… Deux corps à l’unisson dansant sur le même rythme, une fusion d’opposés ; tourbillon sensuel, l’éclatement de l’être dans l’existence de l’autre, et puis… D’un dernier pas je disparais vers toi, laissant derrière moi la surface lisse et réfléchissante du silence, dernier rempart de la réalité…

 

 

 

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